Après plusieurs années de travaux, la Belgique se dote d’un nouveau cadre juridique en matière de responsabilité civile extracontractuelle. Le livre 6 du Code civil, entré en vigueur le 1er octobre 2024, remplace les célèbres articles 1382 à 1386 bis et apporte de nombreux changements, tout en conservant certains principes fondamentaux. Cette réforme d’envergure vise à clarifier et moderniser un pan essentiel du droit, avec des implications majeures pour les citoyens, les entreprises et les assureurs. La dernière livraison du bulletin des assurances nous livre un intéressant article sous la plume de Laureen STEINIER.

Décryptage des principales nouveautés.

Philosophie générale : plus de lisibilité et de protection pour les victimes

L’objectif premier de la réforme est d’introduire une structure plus claire et accessible du droit de la responsabilité extracontractuelle. Le nouveau livre 6 s’articule désormais autour des éléments constitutifs de la responsabilité : les faits générateurs, le lien de causalité, le dommage réparable et ses modalités d’évaluation et de réparation.

« Cette nouvelle architecture permet une meilleure lisibilité des règles et renforce la sécurité juridique, tout en conservant une certaine souplesse d’interprétation », explique Laureen Steinier, professeur à l’université de Namur.

Au-delà de cet aspect structurel, la réforme poursuit une philosophie favorable aux victimes, en facilitant l’établissement de la responsabilité et en améliorant l’indemnisation des préjudices corporels.

Faits générateurs : de nouvelles responsabilités objectives

Si la faute demeure le fondement principal de la responsabilité du fait personnel, le législateur a souhaité atténuer son élément subjectif. La nouvelle loi traite ainsi directement de la responsabilité des mineurs et des personnes souffrant de troubles mentaux.

Mais c’est surtout l’introduction de nouvelles responsabilités objectives, sans faute à établir, qui marque un changement de paradigme. Outre la responsabilité du gardien d’une chose ou d’un animal, désormais objective, le Livre 6 instaure :

  • Une responsabilité objective des parents, adoptants, tuteurs et accueillants familiaux pour les dommages causés par un mineur de moins de 16 ans sous leur autorité.
  • Une présomption renforcée de responsabilité pour ces mêmes personnes lorsque le mineur a 16 ans ou plus.
  • Une présomption de responsabilité pour les personnes chargées d’organiser et de contrôler durablement le mode de vie d’autrui (établissements d’enseignement, institutions pour malades mentaux, etc.)
  • Une responsabilité objective des commettants pour les dommages causés par leurs préposés.
  • Une responsabilité sans faute des personnes morales pour les faits de leurs organes de gestion.

« Ces nouvelles responsabilités objectives répondent à une logique de canalisation de la réparation vers les personnes les mieux à même d’assumer cette charge, comme les parents ou les employeurs », commente Laureen Steinier. « Elles devraient faciliter l’indemnisation des victimes. »

Lien de causalité : des correctifs pour résoudre les cas d’incertitude

Autre avancée notable, le livre 6 consacre pour la première fois dans la loi les théories relatives au lien de causalité, qui reposaient jusqu’alors sur la jurisprudence. Si le critère de la condition nécessaire (conditio sine qua non) reste le principe de base, le législateur y adjoint deux correctifs majeurs :

1) En cas d’incertitude sur le caractère causal de la faute, parce que le dommage aurait aussi pu se produire sans celle-ci, la victime pourra obtenir une indemnisation partielle, proportionnelle à la probabilité que la faute ait effectivement causé le préjudice. Cette disposition met fin à la théorie de la perte de chance.

2) Lorsque plusieurs faits similaires ont été commis et qu’il est impossible de déterminer lequel a causé le dommage, chaque responsable potentiel sera tenu à réparation, à concurrence de la probabilité que son fait soit la cause du dommage.

« Ces nouveaux mécanismes de responsabilité proportionnelle résolvent des situations d’incertitude causale qui, jusqu’à présent, conduisaient souvent à un déni d’indemnisation pour la victime », souligne Laureen Steinier. « C’est un pas en avant important pour faciliter la réparation. »

Toutefois, ces dispositions soulèvent des interrogations sur leur articulation avec les règles de preuve et de charge de la preuve, en particulier dans un contexte assurantiel.

Dommage réparable : une définition large et des facilités pour les préjudices corporels

Sur le plan de la définition du dommage réparable, le Livre 6 apporte peu de changements de fond par rapport à la jurisprudence antérieure. Il consacre cependant une définition large, englobant les conséquences économiques et non économiques d’une atteinte à un intérêt personnel juridiquement protégé.

Le texte facilite par ailleurs l’indemnisation des atteintes à l’intégrité physique ou psychique. Il permet notamment au juge d’imposer une rente en cas de dommage futur et d’octroyer un complément d’indemnité en cas de dommage nouveau ou d’aggravation. Une indemnité complémentaire pourra aussi être accordée en cas de violation intentionnelle des droits de la personnalité dans un but lucratif.

Réparation du dommage : des principes classiques maintenus

Sur le plan des modalités de réparation, la réforme ne bouleverse pas les principes existants. Le principe de la réparation intégrale est maintenu, de même que les différents modes de réparation (en nature, dommages et intérêts, etc.).

Le juge conserve également la possibilité de procéder à une évaluation approximative ou en équité du dommage lorsque son étendue est impossible à déterminer précisément.

Concours des responsabilités contractuelles et extracontractuelles : la fin d’un débat doctrinal

L’une des innovations majeures du livre 6 réside dans les nouvelles règles régissant le concours entre les responsabilités contractuelle et extracontractuelle. Mettant fin à un débat doctrinal ancien, le texte consacre le libre choix pour la victime d’agir sur l’un ou l’autre fondement à l’encontre de son cocontractant.

Ce dernier pourra certes opposer les moyens de défense issus du contrat, sauf en cas de faute intentionnelle ou d’atteinte à l’intégrité physique ou psychique. Mais cette faculté de choix pourrait avoir des implications importantes en matière d’assurances, les dommages découlant d’une inexécution contractuelle faisant souvent l’objet d’exclusions.

La réforme met également fin à la quasi-immunité dont bénéficiaient les agents d’exécution du contrat, comme les sous-traitants. La victime pourra désormais les poursuivre sur le terrain extracontractuel.

« Cette nouvelle articulation des responsabilités contractuelle et extracontractuelle est un véritable changement de paradigme, qui va nécessiter une adaptation de tous les acteurs, notamment des assureurs », prévient la professeure Steinier.

Vers une fonction préventive du droit de la responsabilité ?

Au-delà de sa fonction classique d’indemnisation a posteriori, le Livre 6 tente d’adjoindre au droit de la responsabilité une dimension préventive. Il ouvre la possibilité pour le juge de prononcer des injonctions ou des interdictions avant la survenance d’un dommage, pour autant que soit démontrée la violation avérée ou la menace grave d’une violation d’une règle imposant un comportement déterminé.

« C’est une nouveauté intéressante qui pourrait permettre d’éviter certains dommages », note Laureen Steinier. « Mais la portée exacte de ce mécanisme reste à préciser par la jurisprudence. »

Un impact majeur à venir pour les assureurs

Si la réforme n’abroge pas les régimes spécifiques d’indemnisation comme les accidents du travail ou médicaux, son influence sera indéniable sur le secteur des assurances. Les contrats d’assurance responsabilité civile, qu’ils soient professionnels ou à destination des particuliers, devront en effet s’adapter aux nouvelles règles.

« Les assureurs vont devoir revoir leurs conditions générales et leurs pratiques d’indemnisation pour tenir compte des nouveaux cas de responsabilité objective, de la responsabilité proportionnelle ou encore du concours entre responsabilités contractuelle et extracontractuelle », prévient Laureen Steinier. « Un travail de mise en conformité de grande ampleur les attend. »

Les primes d’assurance pourraient également être impactées par ce nouveau cadre juridique, dont l’application soulève encore de nombreuses zones d’ombre qui devront être levées par la jurisprudence future.

Reste que cette réforme d’envergure, qui entrera pleinement en vigueur le 1er avril 2025, marque une étape décisive dans la modernisation du droit de la responsabilité civile en Belgique. Un nouveau chapitre s’ouvre, avec comme fil rouge une plus grande protection des victimes.

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